Malheureusement, Le Monde ne publie pas la version intégrale de ce manifeste en accès public. Certains de nos membres faisant partie des signataires, nous nous permettons d’en retranscrire le texte intégral :
Aucun pays ne peut se développer ou même rester un pays avancé sans base productive. C’est pour l’avoir ignoré que certains pays s’enfoncent dans le chaos et que d’autres sont sur la pente du déclin.
Les pertes d’emplois et la disparition de pans entiers de l’industrie ne concernent pas seulement certains secteurs ou bassins d’emploi. Elles ont des effets dévastateurs sur toute l’économie, hypothéquant son avenir et celui des générations futures. Elles mettent ainsi en péril la démocratie.
Rappelons que les êtres humains, pour mieux vivre, ont toujours cherché à économiser du temps de travail ou à travailler moins pour un même résultat : c’est ce qu’on appelle les gains de productivité.
Les économistes classiques des XVIIIe-XIXe siècles l’avaient compris, en défendant l’essor des activités industrielles qu’ils avaient définies comme du « travail productif ». S’il existe bien des activités de services productives (les bureaux d’études, par exemple), celles-ci sont complémentaires de l’industrie.
La promotion depuis les années 1980 d’une pensée néolibérale hégémonique ne faisant aucune distinction entre le « travail productif » et d’autres activités utiles à la société comme, par exemple, les services à la personne ou encore les activités de services touristiques, a complètement occulté la nécessité de disposer d’une base industrielle solide et efficace.
Prise au piège d’une pensée néolibérale qui procède par confusion, la pensée économique est en crise. La valeur est devenue la valeur actionnariale. L’économie est assimilée aux seules entreprises. Le travail est considéré comme un coût. Les cotisations sociales sont devenues des « charges ». L’expertise légitime concernant l’industrie relèverait des seuls dirigeants d’entreprises dont cela serait le « métier ».
NIVEAUX INÉGALÉS
A l’heure où les fermetures d’entreprises atteignent des niveaux inégalés, un « pacte productif » pour la France apparaît comme une nécessité. Les termes de ce pacte doivent d’abord changer les représentations et les pratiques.
Tout d’abord, la reconnaissance de la compétence de tous ceux qui travaillent doit se substituer à une vision du travail assimilé à un coût qu’il convient de réduire à tout prix ; la finance doit être mise au service du développement des activités productives, et non l’inverse ; les subventions visant à favoriser la localisation des entreprises doivent laisser la place à des stratégies d’ancrage territorial des activités fondées sur la proximité (géographique, mais aussi de compétences et de confiance) ; le respect de l’environnement ne doit plus être considéré comme une contrainte mais comme une opportunité.
Pour inventer l’industrie dont la France a besoin, il ne suffira pas que les entreprises, fortement soutenues par les pouvoirs publics, consentent à investir dans la recherche et le développement de technologies de pointe.
Il faut surtout qu’un gigantesque effort d’éducation et de qualification soit mené, allant de l’école à l’entreprise. Cet effort, qui nécessitera des moyens importants sur la durée, ne peut prendre son véritable sens que si le regard porté sur le travail change radicalement.
Si les entreprises veulent innover, être compétitives par la qualité de leurs produits, elles devront reconnaître que le travail est synonyme de compétences et source de créativité.
Vouloir innover et continuer de considérer le travail comme un coût qu’il faut réduire et flexibiliser est une impasse, qui explique le retard d’innovation de nombre d’entreprises françaises, voire la situation critique de certaines d’entre elles qui, après avoir prétendu pouvoir se passer d’usines, prétendent aujourd’hui se passer de leurs ingénieurs.
PRÉFÉRENCE POUR LE LONG TERME
Contrairement à ce qui est souvent avancé, la baisse des coûts ne vise pas le plus souvent à améliorer la compétitivité, mais à augmenter à court terme la rentabilité et la satisfaction des actionnaires.
Jamais ceux-ci n’auront prélevé sur les entreprises des dividendes aussi élevés et quasi garantis. Vouloir rétablir les marges ne suffit pas, et peut même se révéler contre-productif. Il convient plutôt de définanciariser les entreprises en introduisant dans leur gestion des mécanismes de préférence pour le long terme.
Attribuer, lors des assemblées générales d’actionnaires, des droits de vote calculés en fonction de la durée de détention des titres va dans le bon sens. Il en irait de même d’une fiscalité différenciée qui avantagerait le réinvestissement des bénéfices au détriment du versement de dividendes devenus excessifs.
Un développement durable de l’industrie supposerait également un enracinement territorial autrement plus fort qui peut être stimulé par la densification des réseaux territoriaux et la promotion d’une économie circulaire économisant les ressources.
Une telle perspective serait la trame d’un projet et redonnerait de l’espoir à un pays actuellement sans boussole et qui ne saurait être orienté par des objectifs comme la réduction des déficits publics et la reconstitution des marges des entreprises.
Gabriel Colletis et Pierre Grou
Cette publication a été commentée sur le web, notamment par :
- La fabrique de l’industrie, qui tacle au passage deux (soi-disant) économistes que nous avions déjà épinglés ici pour leurs analyses erronées du secteur des télécoms ;
- Jean-Marie Harribey, dans son blog pour Alternatives Economiques
En tant que signataire du manifeste, lectrice du livre de Gabriel Colletis, et pour avoir un peu échangé avec l’auteur, je me permets un petit « commentaire de commentaire » :
Je ne ne crois pas que les auteurs du Manifeste aient voulu séparer l’industrie de l’agriculture et des services, pour lesquels il n’y aurait rien à faire. Tout au contraire, l’ouvrage de Gabriel Colletis souligne que la séparation artificielle des différentes activités, et leur répartition entre les différentes zones du globe en fonction du coût du travail et du niveau de formation des salariés, selon les vieux principes de Ricardo, sont justement ce qui nous a envoyés dans le mur.
Ce qu’il dit surtout dans son livre, et qui est assez nettement rappelé dans le Manifeste, c’est qu’il faut réhabiliter la place du travail, et profiter de la nécessaire transition écologique pour revaloriser l’ancrage de l’activité économique dans les territoires. C’est à la fois pertinent sur le plan de la gestion de l’énergie et de l’environnement, mais aussi pour innover, concevoir entre acteurs de proximité des produits et services qui nous sont utiles localement, et qu’on peut ensuite songer à échanger à plus large échelle, et bien évidemment pour retrouver de l’emploi, seul vrai moteur de la croissance.
Au delà de débats entre théoriciens, que je ne saurais prétendre trancher, l’approche de Gabriel Colletis permet aux citoyens de se réapproprier l’économie à une échelle qu’ils peuvent appréhender et maîtriser, pour construire le monde dans lequel ils souhaitent vivre, qu’ils veulent léguer aux générations futures, et que les gouvernements qui passent semblent bien impuissants à mettre en place.