Une vingtaine de suicides en un an et demi, des arrêts maladie en hausse de 50% depuis cinq ans, +30% en un an de visites chez des médecins du travail, dont plusieurs ont démissionné devant leurs propres conditions de travail inacceptables…
Terrible série que ces suicides d’agents France Télécom égrenés jour après jour dans la presse: à Lannion fin août, à Besançon le 11 août, à Marseille le 13 juillet, où dans sa lettre d’adieu celui qui allait mettre fin à ses jours dénonçait «l’urgence permanente» et «la surcharge de travail». Sans parler des tentatives de suicide, plus nombreuses (12,5 fois plus de tentatives que d’actes réussis en France) et non médiatisées elles, à l’exception du geste spectaculaire d’un technicien de Troyes qui s’est poignardé le 9 septembre.
Une vingtaine de suicides depuis février 2008, et il aura fallu celui, sur son lieu de travail vendredi 11 septembre, d’une salariée à Paris, pour que les pouvoirs publics s’émeuvent des conséquences toxiques d’une politique de ressources humaines. Rappelons que dans notre pays, depuis quinze ans le suicide tue plus que l’accident automobile.
Des médecins du travail acculés à la démission
Le Nouvel Obs, à propos de cette épidémie à France Télécom, cite la psychanalyste Marie Pezé, spécialiste du stress au travail: «On aura des suicides de cadres, et même des meurtres, les couteaux sont sortis », dit-elle, tant les mesures envisagées par la direction sont « insuffisantes » voire « délétères ».»
On en arrive à cette situation kafkaïenne où des médecins du travail peuvent eux-mêmes se retrouver dans des conditions de travail inacceptables. Le Monde rapporte que «l’ambiance est devenue si lourde par endroits que certains médecins du travail ont donné leur démission, estimant qu’ils ne pouvaient plus travailler dans de bonnes conditions. Neuf praticiens ont ainsi quitté le groupe au cours des deux dernières années, d’après Pierre Morville, délégué syndical central CFE-CGC-UNSA. A Paris, un médecin du travail de France Télécom est tombée en dépression, « car elle ne pouvait pas exercer sa profession en toute indépendance », raconte son avocate, Me Rachel Saada. « Elle était constamment interpellée par un chef d’unité qui lui demandait de justifier les avis qu’elle rendait à propos de l’aptitude des salariés à occuper tel ou tel poste », relate-t-elle. Finalement, elle est partie.»
La souffrance mentale au travail, «taboue»
Le docteur Marie-José Hubaud, interrogée par Libération sur le dispositif de l’opérateur pour «repérer cette souffrance», répond: «Est ce que l’entreprise ne l’aurait pas fait plutôt pour se donner bonne conscience? S’attaque-t-elle vraiment aux causes, aux problèmes de l’organisation du travail? Repense-t-elle les tâches, les contraintes imposées par les rythmes? Est-il nécessaire de faire travailler les salariés le week-end ou la nuit? Ces dernières années, une nouvelle pression s’est rajoutée sur le salarié: l’évaluation permanente de son travail. Ce dispositif de contrôle est-il transparent?»
Et elle observe que la question de la souffrance mentale au travail «est encore taboue. La précarisation croissante du travail fait que les gens se trouvent à devoir de plus en plus souvent choisir entre la conservation de leur travail et la préservation de leur santé. Le sentiment d’insécurité sociale est prégnant chez tous les salariés. Cela se traduit par des objectifs à atteindre, une mise en concurrence des salariés. (…) On ne parle aujourd’hui que du respect de l’environnement. Il faudrait s’intéresser davantage au respect du salarié.»
«La vague n’a aucune raison de s’arrêter»
Interviewé par L’Expansion, le psychiatre Jean-Pierre Soubrier relève que «les vagues de suicides dans les grandes entreprise comme EDF, Renault ou France Télécom ne sont pas une succession de hasards. Elles sont la preuve de la grande pression que peuvent subir certains salariés sur leur lieu de travail, ou dans une organisation sociale déterminée. (…)
Le suicide est un acte d’appel au secours. Et tant qu’aucune réponse n’est apportée au malaise existant, la vague n’a aucune raison de s’arrêter. C’est le cas en période de crise économique. C’est pourquoi il faut prendre une vague de suicides comme l’indicateur d’un malaise social grave, qu’il se situe au niveau d’une entreprise ou au niveau sociétal, et face auquel il faut réagir.»
L’arrivée dans le dossier, sous les caméras, du ministre du Travail, Xavier Darcos, qui veut rencontrer le PDG Didier Lombard, va-t-elle pousser à de vraies réactions, après quelque soixante suicides en trois ans, ou à des mesures plus cosmétiques qu’efficaces? «Détecter les signaux de faiblesse psychologique» ou remettre en cause la politique de l’emploi dans un secteur qui vit l’équivalent en suppressions d’emplois d’un Continental tous les mois?
Le web de l’Observatoire du stress blacklisté chez France Télécom
Chez France Télécom, selon les chiffres des syndicats rapportés par L’Expansion, «le nombre d’arrêts pour maladie a augmenté de 50% depuis 5 ans. Quant au nombre de visites chez le médecin du travail, il est passé de 3430 à 4468 entre 2007 et 2008, soit une augmentation de 30%». Lorsque l’on entend, sur Europe 1 le 8 septembre, le directeur des relations sociales de France Télécom, Laurent Zylberberg, expliquer que la question est que «tous les salariés trouvent du sens dans leur travail», la réponse sonne bien creux. Surtout lorsque le même prétend ignorer le chiffre des arrêts de travail dans l’entreprise…
Rappelons que le site web de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, créé par la CFE-CGC/UNSA et Sud, est depuis deux ans inaccessible depuis les réseaux internes des agents de l’opérateur, censuré électroniquement. Blacklisté, purement et simplement. Vous avez dit déni?
Sur le blog
Licenciements: quand la violence sociale amène des ripostes désespérées
À voir sur la Toile
Suicides en lien avec le travail – INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelle)
7 thoughts on “La litanie des suicides à France Télécom: à quand la remise en cause d’une politique toxique?”